Il n'a jamais fait partie des têtes d'affiche des grandes maisons de disque, n'a pas fait les couvertures des magazines musico-people, a peu enregistré, s'est souvent produit hors des circuits traditionnels des grandes salles occidentales. Pourtant, en Claude Frank, c'est bien l'un des plus grands pianistes du siècle de la musique enregistrée, l'un des beethovéniens les plus remarquables, et l'un des pédagogues les plus réputés sur le continent nord-américain, qui s'est éteint hier à tout juste 89 ans.
Allemand d'origine, né à Nuremberg en 1925, il étudie d'abord au Conservatoire de Paris. Juif, il rejoint clandestinement l'Espagne franquiste avec ses parents, dans l'espoir de rejoindre le Portugal pour y emprunter un transatlantique, trajet qui nourrissait alors l'espoir de beaucoup de familles juives allemandes et autrichiennes et qui inspira à Erich Maria Remarque
l'un de ses plus beaux romans. Malgré la situation précaire, Claude Frank travaille toujours, dans un magasin de piano. Un inconnu le remarque et lui propose de jouer pour l'ambassadeur du Brésil, qui donne une réception. Après avoir enchaîné les valses, il propose de jouer la sonate en sol majeur (op. 31 n° 1), « de loin la plus longue et la plus ennuyeuse des sept sonates que je connaissais », racontera-t-il. La seule, également, pour laquelle il avait pu bénéficier des conseils d'Artur Schnabel qui, un an auparavant, avait improvisé une brève leçon dans les coulisses où Claude Frank était venu le trouver, après un récital parisien. Dans la nuit madrilène, le jeune homme d'à peine quatorze ans captive l'auditoire. Le lendemain, l'ambassadeur du Brésil lui fait remettre trois visas, pour ses parents et lui-même.
Après la traversée de l'Atlantique (et, lors de son séjour lisboète, une première apparition publique avec orchestre), Claude Frank devient pendant près de dix ans élève de Schnabel, installé à New York depuis 1939. Il bénéficiera aussi de l'enseignement de Rudolf Serkin, ou encore de Serge Koussevitzky à Tanglewood. Comme ses maîtres, Frank acquiert la nationalité américaine, et sa carrière est lancée en 1959, lorsqu'il fait ses débuts
aux côtés du New York Philharmonic de Leonard Bernstein, dans le troisième concerto de Beethoven.
L'interprétation de Beethoven reste à vrai dire l'objet de l'essentiel du travail de Claude Frank, et de ce qu'il laissera aux auditeurs des générations suivantes.
Son intégrale des sonates de Beethoven, enregistrée pour RCA Victor en 1970, demeure en effet un modèle d'interprétation, l'un des plus beaux aboutissements du piano beethovénien au disque, un cycle pleine d'équilibre, de fraîcheur et d'éloquence tout en même temps - de fait, peut-être le meilleur cycle intégral depuis celui de son maître Artur Schnabel. Longtemps introuvable,
il fut réédité en coffret 10 CD par Music & Arts, et est ainsi aujourd'hui disponible.
S'il aura formé des dizaines de pianistes (parmi lesquels on compte notamment Richard Goode), essentiellement au Curtis Institute de Philadelphie, et lors des nombreuses masterclasses qu'il aura données tout au long de sa carrière, Claude Frank aura attendu près de trente ans pour enregistrer de nouveau, en compagnie de sa fille, la violoniste Pamela Frank. Ensemble, ils laissent une intégrale remarquablement idiomatique des
sonates pour violon et piano de Beethoven (également rééditée
par Music & Arts), ainsi qu'
un excellent disque Schubert. Le dernier enregistrement de Claude Frank,
un double CD paru à l'occasion de son 85e anniversaire en 2010, regroupe diverses pièces centrales de son répertoire, dont la sonate D. 960 de Schubert, la sonate K. 330 de Mozart et les trois dernières sonates de Beethoven.
Tristement, la disparition de Claude Frank seule semble pouvoir réveiller l'intérêt, non seulement des maisons de disques pour ses enregistrements, mais aussi des éditeurs pour les mémoires écrits par le pianiste, qui n'ont à ce jour pas été publiés.